Tu feras portrait

sa peau était une courtepointe de mensonges il la portait comme des ailes de continent en continent son destin inscrit sur la face d’une cenne noire ou blanche ou les deux il n’avait pas de peau mais il avait un cœur qui battait plus fort qu’un tambour il avait été l’enfant de deux pays à la fois dans ses yeux il y avait les restes des regards de prophètes il était le fils d’un homme perdu au large de son chagrin ses larmes recueillies au creux des mains soudain froides d’une femme oubliée

quelques vérités

raboutent mes restants de souvenirs

tu avais un nom

et entre nous deux

nos mains

en petites et grandes valises ouvertes

au fond desquelles

amoncelés sans ordre

des jeux d’enfants

mes doigts ne laissent filer

que les poussières des engrenages oxydés

qui rejouent les expressions de ton visage

Je m’accroche aux peut-être, aux je crois, aux il me semble.

Il me semble que tu avais fixé sur le réfrigérateur jaune une photo au cadre dentelé, le portrait en noir et blanc de ton père. Un homme sans visage à la peau sombre, vêtu d’un grand habit clair, chaussé de sandales et tenant peut-être une canne. Des clichés comblent mes trous de mémoire. Aussi l’arrière-plan m’évoque-t-il à présent une sorte de tiers-monde télévisuel, d’arbres chétifs, de cases de terre et de paille érigées sur un sol asséché.

il t’a enseigné la Bible

il est mort bien avant moi

et baignait dans le halo de ton respect

bien qu’il n’ait rien à dire

son prénom reste à mes côtés

rameau tenace d’un arbre généalogique

en déséquilibre

Au fil de l’oubli, les disparus perdent le droit de regard sur leur héritage.

Si ce n’est des images et des objets, je constate qu’il ne me reste de toi que ton œil rieur entre les boîtes de céréales au moment de nos déjeuners partagés. Plus tard, au bout du fil, ma voix d’étrangère qui n’a pas la moindre idée de qui elle est tandis qu’elle s’adresse à une version de son père de moins en moins concrète. Je n’ai plus envie de me contenter des miettes qu’un passé maigre peine à m’offrir; ma démarche est artistique tandis que je t’étoffe, comblant toutes les césures qui te composent. Tu feras monument souple, assujetti aux humeurs de ma mémoire et à mes moindres désirs.

je nous prêterai un esthétisme commun

une manière d’agencer les styles

de jongler avec les stéréotypes

nous accorderai des valeurs partagées

en narcissisme dissimulé

une rigueur presque mécanique dans notre souci

de prendre soin du corps

je nous reconnaitrai un penchant pour les silences

et les mondes invisibles qu’ils couvent

tu seras les soupirs

dans mon monologue intérieur

l’autre parent

au moment des conflits

Je rassemble les peut-être, les je crois, les il me semble et te les agence en peau neuve. Du fil de l’oubli, je te recouds une existence en pièces détachées. Des cendres de mes réminiscences, je puiserai de l’encre et à l’issue de ta disparition, je dessinerai les traits de ton visage réinventé. Alors, à ton tour, tu feras portrait sur le réfrigérateur.

Appréciation du jury

Les souvenirs. N’est-ce pas là l’acte de mensonge suprême? Ce qui se détériore, ce que l’on embellit, ce que l’on trafique par erreur ou par volonté profonde.

Il n’y a pas à dire. Le texte qui remporte le premier prix de notre concours littéraire, ce soir, est d’une beauté sans nom. Il transporte, fait vivre chaque mot de chaque ligne. Nous crée un souvenir que nous ne possédons pas, mais qui pourtant nous habite désormais.

Nous avons été charmé, touché par la poésie de cet exercice de mémoire, par les images qu’il projette dans nos têtes au fil de la lecture.

Sarah Marcotte-Tambo

Premier prix 2023