Le Richelieu et la guerre
Ce texte a été écrit dans le cadre d’une résidence en partenariat avec La Fabrique culturelle. Mathieu Arsenault avait pour mandat de s’inspirer de son séjour à Sorel-Tracy. Il a présenté son texte lors de la soirée micro libre de l’édition 2023 d’Octobre le mois des mots.
J’ai été invité par le Festival Octobre le mois des mots à venir passer quelques jours à Sorel dans le cadre d’une résidence d’artiste. Je ne connaissais pas beaucoup de choses sur la ville, quelques détails de son histoire uniquement, glanés sur wikipedia et ailleurs.
Je ne savais pas trop ce que j’y ferais. En 2014, invité pour une autre résidence à Saguenay, j’avais passé trente jours à explorer le night life de Chicoutimi et Jonquière. Un petit livre en est ressorti, dans lequel j’ai raconté comment il est plus facile de documenter la vie en l’écrivant sur son téléphone qu’avec une caméra.
Je ne serais pas à Sorel assez longtemps pour répéter l’expérience du Guide des bars et pubs de Saguenay, mais j’ai quand même tenu à sortir me promener un peu. C’est sur la terrasse du restaurant Chez Sak que je me suis posé le samedi soir. L’atmosphère était conviviale, plusieurs clients se connaissaient et parlaient entre eux, si conviviale que le couple assis à la table à côté s’est intéressé à moi. Denise et Pierre, deux Sorelois d’origine. Retraités. Très ouverts. Nous nous sommes bien entendus.
Je leur ai raconté que j’étais ici pour écrire un texte et que pour le moment, c’est l’histoire de la ville qui m’intéressais. Pierre ne parlait pas beaucoup, mais Denise en avait long à dire sur Sorel.
« Oh je pourrais t’en dire long sur la ville. Dans les années 70 c’était fou. Y avait de l’argent, tellement d’argent à cause des industries. Tout le monde avait de l’argent. On avait le plus haut niveau de vie au Canada. Ici au centre-ville, y avait plus de bars et de discothèques au pied carré qu’à Montréal. À perte de vue. La fin de semaine commençait le mercredi soir et se terminait le lundi matin!
Les turbines pour les barrages de Manic 5, Churchill Falls et la Grande, c’est ici qu’on les a faites. À la Marine Industries. C’était ici que l’acier était fait, juste là-bas de l’autre côté du Richelieu. Mais il n’y avait pas que l’acier. À la Beloit, on faisait les machines pour les compagnies de pâtes et papiers. Dans les années 50, la Marine Industries était le premier manufacturier de wagons de trains au Canada. On en a sorti plus que 25 000. Si le niveau de vie était si élevé, c’est parce qu’on avait un syndicat qui était fort. Au début des années 80, on avait réussi à négocier une convention collective qui nous donnait dix pourcents d’augmentation par année en plus de l’indexation à l’inflation. Imagine ça, dix pourcents! Les grèves étaient tellement intenses les cadres s’héliportaient par-dessus les piquets de grève.
Et puis à la fin des années 80 ça s’est arrêté. Les usines sont juste parties. La mondialisation, on ne l’a pas vécue facile. C’était plus payant de déménager les usines vers le sud que de continuer de nous payer comme on le méritait. Ce n’est pas à cause des syndicats, ils auraient délocalisé de toute façon, même si ça n’a pas aidé. Les conventions collectives nous ont seulement permis d’en ramasser le plus possible avant que tout s’arrête. Ce qui est fâchant, c’est que les usines, elles ont été fondées ici, par des Canadiens et des Canadiens-Français, avant d’être vendues à des Américains. As-tu déjà entendu parler des frères Simard? »
J’ai dit : « J’avoue que non, le nom ne me dit rien. »
Denise a dit : « Joseph Simard. En 1929, il a pris le contôle des Chantiers Manseau, un chantier naval qui possédait déjà la Sorel Mechanical Shops, la Sorel Iron Foundries et la Sorel Steel Foundries. C’est devenu la Marine Industries Limited. Mais si ça s’appelait Marine Industries, ils faisaient aussi de l’équipement de chemin de fer et de la machinerie agricole en plus des bateaux. Plus tard, son frère et lui ont pu acheter les Chantiers du Gouvernement qui sont devenu la Sorel Industries.
Le boom économique qu’ils ont donné à la ville c’est incroyable. Pendant la 2e guerre l’usine de la Marine Industries roule 24 heures sur 24. On sortait des canons qui étaient envoyés directement en Europe pour l’armée britannique. Tout était fait à l’usine, de A à Z. »
Et là j’ai dit : « Ça ne dérangeait personne que ce soit la guerre qui donne de l’emploi à tout le monde?
— Pourquoi? C’était pas bon? Les Canadiens-Français voulaient pas y aller à la guerre parce que c’était les Anglais qui dirigeaient l’armée. Mais, quand même, personne pourrait dire que cette guerre-là n’a pas été faite pour les mauvaises raisons. Les nazis étaient en train de dévaster l’Europe. Et puis je pourrais te dire autre chose… »
Elle a gardé le silence un moment. Elle cherchait ses mots.
« Je veux dire… À propos de ça, la guerre, les combats… Sorel, c’est un drôle d’endroit. Pas à cause des habitants je veux dire. C’est autre chose. Quelque chose comme le lieu. Le Richelieu… La rivière. Elle est longue, assez longue pour avoir une influence sur nos vies, sur la manière dont on pense ici. Je veux dire…. S’il y a eu une industrie militaire, c’est à cause du chantier naval, de la Sorel Industries. Le chantier était en sol britannique, parce que le Canada était un dominion britannique, une colonie semi indépendante. Le dominion se trouvait assez loin de l’Europe pour ne pas être menacé par les raids aériens allemands et dans un milieu assez industrialisé, l’Amérique du Nord, pour qu’on construise de la machinerie fiable à bon prix. Mais il n’y aurait jamais eu la Marine Industries s’il n’y avait pas eu la rivière. Au dix-neuvième siècle, elle permettait de transporter des marchandises vers les États-Unis par le lac Champlain. Mais la rivière n’est jamais calme, elle apporte toujours plus que ce qu’on imagine. Avant les marchandises, c’étaient les soldats britannique qu’elle transportait pendant la guerre d’indépendance américaine. Les Britanniques débarquaient leurs troupes ici. C’était plus sûr que sur la côte des colonies du sud. Et ensuite, c’est par la rivière que les Loyalistes ont fui pour venir s’installer ici. Mais il y a plus que ça encore. Des soldats, il en débarquait déjà ici bien avant que la Nouvelle-France soit cédée aux Anglais. T’as entendu parler du régiment Carignan-Salières j’espère?
— Bien sûr, c’est une des premières choses qu’on apprend sur Sorel dès qu’on commence une recherche.
— Oui. Pierre de Saurel est arrivé ici avec le régiment, il en faisait partie. Ça ne se passait pas bien entre les colons de la Nouvelle-France installés autour et les Kanien’kehá:ka que les Français nommaient alors Agniers. Dès que les colons s’éloignaient de leurs installations, ils étaient attaqués. Personne ne les voyait jamais, les Kanien’kehá:ka , c’était comme s’ils faisaient partie du paysage. Les colons se sont mis à avoir très peur. C’était même plus les Iroquois, c’était le paysage lui-même qui les effrayait. La forêt elle-même. Il y a des lettres qui parlent de ça. Dans un vieux livre qui s’appelle Les Relations des Jésuites.
— Oui, oui je connais ça. C’est un ensemble de lettres que les Jésuites envoyaient en France. Ils racontaient comment se passait leur installation en Nouvelle-France, leurs expéditions, la vie quotidienne.
— Bien, là-dedans, ils parlent un peu de Sorel au dix-septième siècle. On trouve des choses bizarres sur le paysage là-dedans, dans les lettres. Mais l’histoire de la rivière est encore plus ancienne que ça. Entre le passage de Jacques Cartier et l’arrivée des premiers colonisateurs français, un peuple autochtone qui vivait sur les berges du St-Laurent a disparu. On ne sait pas ce qu’ils sont devenus, seulement qu’à l’arrivée des Français, le territoire était désormais occupé par des peuples appartenant aux cinq nations de l’Haudenosaunee. Les Français les appelaient les Iroquois, et le Richelieu, ils l’ont d’abord nommé « Rivière aux Iroquois » parce que selon eux, c’est par la rivière qu’ils voyageaient. Les peuples de l’Haudenosaunee connaissaient bien les abords de la rivière. Les Français ont érigé un fort ici et ils ont fait la guerre aux Kanien’kehá:ka, une des cinq nations. L’idée de la guerre ici, ça fait partie du paysage tellement c’est ancien. Les Simard ont peut-être senti ça, que la rivière attirait cette atmosphère-là. Que la guerre faisait partie du paysage à l’embouchure de la rivière. Ils était pas plus fous que les autres. Ils ont trouvé comment en profiter. »
Et là j’ai demandé : « Mais est-ce que les Sorelois pensent comme vous?
— Je pourrais pas dire. Je ne pense pas en fait. Quand on vient de Sorel, on est fier. On est fier de bien des choses. Mais les gens de Sorel ne connaissent pas bien les détails de leur histoire. Comme… Regarde, en face. La pharmacie juste en face là au coin de la rue. Avant c’était la mairie et avant ça la cour de justice. Il y a des gens qui ont été pendus ici. Pendus il y a deux cents ans, quelques pieds au-dessus des allées de dentifrice, des allées de démaquillant, des allées de cartes de souhait.
— La bâtisse du palais de justice, ils l’ont démolie dans les années 60. On avait tellement d’argent, la ville était tellement prospère que les citoyens préféraient regarder vers l’avenir plutôt que vers le passé. Tout le centre-ville est neuf, il ne reste presque pas d’édifices du dix-neuvième siècle. Le fait que ce sont les Anglais qui l’ont construit puis sont partis petit à petit, ça n’aide pas les gens à sentir une continuité avec l’histoire. Ça s’appelait pas Sorel avant.
Il y a eu beaucoup d’Anglais ici à la fin du dix-huitième à cause des colonies en guerre. Quand les Anglais les ont perdues après la Guerre d’indépendance américaines, beaucoup de loyalistes se sont installés ici. Ils ont descendu la rivière. Frederick Haldimand a fait construit ici une ville de toutes pièces qu’il a appelée William-Henry. Cent ans après, il n’en restait plus beaucoup, des Anglais. Ils étaient partis en Ontario et en Gaspésie. La ville a changé de nom, mais il y a eu une erreur. Au lieu de s’appeler Saurel du nom du seigneur du dix-septième siècle, ils ont calligraphié ça Sorel.
— Mais la rivière, elle est dans l’imaginaire des Sorelois?
— Elle est dans le logo de la ville de Sorel-Tracy, ça fait un « S » comme le tracé qu’elle fait dans la ville, mais souvent pas beaucoup plus que ça.
— Mais d’où ça te vient alors l’imaginaire de la rivière Richelieu dont tu me parlais tout à l’heure?
— Depuis que j’ai pris ma retraite, je passe beaucoup de temps à penser à ça. Je lis aussi, pour essayer de comprendre pourquoi on est comme ça ici. Parce que c’est pas juste les industries qui nous ont rendus comme ça. On dirait que le temps ne s’écoule pas de la même manière ici qu’ailleurs. On a présentement la population la plus vieille du Québec. La fierté est toujours là mais c’est comme si elle était floue. On a été fiers de tout ce qui s’est construit ici: les turbines pour les grands barrages, l’équipement des papetières, les wagons qui ont transporté le grain des prairies et le minerai du nord canadien. On est fiers d’avoir sorti les dragues de nos chantiers navals, les bateaux qui ont creusé le tracé de la voie maritime du St-Laurent. Mais aujourd’hui, le boom économique et industriel commence à être un peu loin. Les délocalisations ont fait mal, les grèves aussi j’imagine. On a eu l’impression de se faire abandonner par le provincial parce que notre économie était poussée par les projets fédéraux, puis dans les années 80, quand le gouvernement canadien a décidé de favoriser les chantiers navals d’Halifax plutôt que ceux du Québec, on a eu l’impression de se faire abandonner aussi par le fédéral. Alors l’économie, l’identité nationale, ça commence à être flou aussi dans nos valeurs et un peu dans dans notre fierté aussi
Il y a eu un moment de silence. La terrasse du Sak commençait à se vider. Le centre-ville était désert en ce dimanche soir.
Denise a repris.
« La fierté. Il nous reste quoi pour notre fierté? Quatre cents ans de petits événements liés à l’occupation du territoire. Des petits événements qui n’ont pas cessé d’être reformulés, recadrés, réinterprétés depuis presque quatre cents ans par les dirigeants des industries, et avant ça par le clergé, et avant ça par les loyalistes exilés, et avant ça par les colonisateurs venus de France. Des événements reformulés, recadrés, réinterprétés tellement souvent pour faire disparaître la violence et faire bien paraître les gagnants. Mais les gagnants sont repartis maintenant, et nous on reste pris avec une histoire qui ne fait plus trop de sens. Il ne nous reste plus aujourd’hui que quelques petits morceaux qui font consensus, comme un genre de croquis esquissé en quelques lignes: les Filles du Roy ont débarqué, on a illuminé le premier arbre de noël en Amérique du Nord, l’autoroute de l’acier qui commence ici, les bateaux blancs.
Mais sous le récit de ces événements et sous l’histoire d’où est tirée ce récit-là, il y a la rivière qui n’a pas bougé. Depuis des milliers d’années, la rivière draine la guerre et avec elle l’épuisement et la douleur de tous et de tout. Elle apporte tout ça à son embouchure. On ne fera pas d’histoire, on ne fera pas de fierté non plus avec le sang des peuples qui se sont battus pour occuper le territoire sur les vêtements des combattants qu’on a lavés pendant des siècles dans l’eau de la rivière. Et l’eau, elle est encore plus sale maintenant. Tous les pesticides qui servent dans les champs. On ne fera pas d’histoire avec les pesticides et les engrais chimiques qui ruissellent et qu’on continue d’épandre pour s’assurer que rien ne pousse sinon les plantes utiles aux humains, pour que les terres agricoles produisent le meilleur rendement possible. Et les berges, elles sont gorgées de bactéries sécrétées par le maïs transgénique qui pousse tout le long de la rivière. C’est comme si la guerre, elle continuait. On ne se bat plus entre humains, on se bat contre la nature maintenant, contre les insectes, contre la mauvaise herbe. C’est partout comme ça, tu vas me dire mais comment ça se fait que le Richelieu c’est une des rivières les plus polluées au Québec?
La rivière, elle prend tout le malheur qui lui arrive depuis des siècles, elle draine tout ça et amène ça ici, à son embouchure. Et nous sommes là ce soir, fiers d’on ne sait pas trop quoi. Fiers de quoi? D’être assis à cette terrasse peut-être… »
C’est à ce moment que Pierre, qui n’avait pas parlé jusqu’ici, m’a regardé d’un air sérieux et il a dit : « Tu sais, Sorel, c’est à bien des égards une espèce de portrait concentré du Québec, de son histoire, de son identité dans tout ce qui concerne son rapport avec plus grand que nos petits bobos d’ordinaire. C’est le Québec par rapport au territoire, aux grands bouleversements de civilisation. La fierté dont Denise a parlé, c’est une fierté particulière. Denise a dit qu’elle était comme floue. Moi je ne le dirais pas tout à fait comme ça. Je dirais plutôt que c’est une fierté qui dit quelque chose comme « on est ici, mais on ne sait pas si on devrait être ici ». On ne sait pas si on a le droit d’être ici. On ne sait même pas si c’est possible. La production industrielle, elle a pris beaucoup de place non seulement dans la ville mais dans la tête des gens aussi. Quand l’argent pleuvait, on ne s’en posait pas de questions, mon ami! Mais il faut regarder ce que les gens faisaient avec leur argent. Ils s’achetaient des bateaux, comme s’ils ne voulaient pas passer leur été à terre. À terre c’était les usines ou les champs agricoles à perte de vue dès qu’on sortait de la ville. Comme si le fait d’avoir un bateau donnait l’impression rassurante que si la situation en venait au pire, on pourrait toujours prendre le large. Ou « reprendre » le large si c’est vrai que la mentalité de Sorel a ses racines jusqu’au plus profond de l’identité canadienne-française. Alors la fierté, si je peux revenir sur la question de la fierté, c’est comme une identité négative, une identité à laquelle on aurait petit à petit enlevé tous les éléments jusqu’à ce qu’il ne reste que ce petit clignotement qui fait juste dire : « on est ici ». On est ici parce que l’humanité est en guerre perpétuelle, parce que l’humanité traverse pas sa meilleure période. On est ici, on aimerait peut-être partir mais on ne sait pas où on irait. Parce qu’ailleurs ce serait toujours un peu la même chose, le même mal de vivre. Alors on va être fiers. On va essayer d’être fiers de la manière la plus vraie possible, sans rien se cacher, sans violence dirigée vers les autres, sans rien enlever à personne. Ce sera pas facile, ce sera peut-être pas beau, ce sera peut-être pas inspirant, pas intéressant, mais on va essayer. Comme on va essayer d’être ici sans trop avoir honte de nous-mêmes, de ce qu’on est. »
*
Je vais retrouver plus tard le passage des Relations des Jésuites dont m’a parlé Denise. Il se trouve dans une lettre de George D’Edemarrre datée du 2 septembre 1644. Il raconte que les Iroquois se cachent dans les bois et sont impossibles à débusquer. Le passage est choquant à lire par le point de vue raciste et dénigrant qui caractérise la pensée suprémaciste blanche des colonisateurs Français, mais quelque chose transparaît de la peur de l’auteur et des colons, une concession que le territoire et ses premiers habitants en imposent. « Ils se rendent invisibles à ceux qui les cherchent, et ne se rendent visibles que dans leur grand avantage; allez les chercher dans leurs villages ils se retirent dans les bois, à moins que d’abattre toutes les forêts du pays, il est impossible de prendre ny arrêter les courses de ces voleurs. Nos habitations maintenant ne sont plus que des prisons, les rivières ne sont plus navigables qu’avec des armes, et dans les barques équipées de canons et de soldats. […] Les beautés du pays ne sont plus que pour les yeux qui voient de loin, à peine peut-on cueillir une salade en assurance dans un jardin, et pour aller faire quelque provision de bois, il faut mettre tout le monde en bataille et en garde. Ce n’est pas que ces voleurs soient toujours autour de nous, mais c’est qu’on ne sçay ni leur absence ni leur présence et nous sommes obligés de les craindre toujours. Si cette persécution dure, il faudra abandonner le pays. »