
Une grenouille, ce sera
J’ai ces souvenirs dans un tiroir que ma sœur ne veut pas que je raconte.
Elle me dit qu’ils finiront par me nuire.
Sur la route de Mare-Rouge, la terre est rouge. Rouge aussi est le ciel des soirs d’été, interminable, où les parents disparaissent, tant mon tiroir est trop serré. Tout ce que j’ai dans ce tiroir, ce sont ces rires d’enfants, quand nous courions après cette bête. Je ne sais plus ce que c’était. Une grenouille ou un gecko.
Une grenouille ce sera.
À la fuite des parents, nous choisissons toujours de jouer. Les voitures se faisaient rares et les motos à la mode. Alors, nous nous arrêtions sur cette route et nous parions à chaque deux roues. La moto d’un voisin, d’un oncle ou d’un cousin. Deux roues, c’était plus dur, moins probable et plus amusant. Comme le Christ d’autrefois, la grenouille, attachée sur cette croix, faite de brindilles frêle comme sa peau verte.
Pour un rien elle allait mourir, coulant de ses tripes et de ses veines, des rires d’enfants. Un moteur retentit au loin. Je parie que oui, ce sera lui, le premier qui écrasera la pauvre bête. Mon ami pari que non.
Je pense que je me suis perdue dans ce souvenir, j’essaie de me retrouver. Comment retrouver, bien que malsaine, cette joie, cette liberté d’enfant ?
Ne le dites pas à ma sœur, que je vous l’ai dit. Notre secret des grenouilles mises sur la croix. Les œufs brisés, des poussins privés de souffle. Des bestioles ouvertes par curiosité et jetées.
Je ne sais plus pourquoi j’en parle, quelque chose me manque de tout ce rouge. Cette joie, cette cruauté, cette liberté, cette innocence.
Innocent, nous avions le droit de vivre. Le monde dans la paume comme la toute première pomme.
Je n’avais pas connu de pomme, à cette époque, juste le monde à croquer, sans manquer de dents. Aujourd’hui je ne peux m’offrir le monde, ni même les vieilles pommes d’un maxi. Ma terre n’a plus les mêmes couleurs. Je me demande, combien de grenouilles me faudrait-il pour être libre, encore une fois. La grenouille de moi fillette est bien trop petite.
Je ne veux rien tuer, détrompez-vous. Je ne suis pas bête. Ma sœur a tort, je ne suis pas triste. Pourtant je semble chercher quelque chose dans ce souvenir. Elle me hante, cette putain de grenouille.
Je me demande si je suis folle, si je devrais étouffer mes mots, écouter ma sœur, effacer la grenouille, la poule, le gecko et l’œuf.
Pourquoi je raconte ça, je ne sais pas. Mais j’étais libre.
Je suis libre. Je n’ai pas le choix.
Mes parents ont volé l’océan, laissé derrière la terre rouge et le soleil d’Haïti, pour que je sois libre.
Pourquoi je me suis mise à cette recherche ? Je cherche encore.
Une grosse, une très grosse, grenouille telle un bœuf. C’est ce qu’il me faut.
J’écris ses mots pour mieux comprendre. Je ne comprends toujours pas, pas plus que toi.
Ma sœur a tort. Car des mots c’est tout ce que j’ai. Ma seule liberté.
Ma seule chance de retrouver la couleur rouge.
