Un bête oubli
Ses gestes maladroits et le café offert sans enthousiasme contrastaient avec l’intensité de la veille. Ma veste tombée au pied de son lit, à mi-chemin entre la distraction et la stratégie. Avec cette maladresse, j’échangeais le doute d’une deuxième rencontre contre l’attente d’un texto rempli de promesses. « Hey, tu as oublié ta chemise chez moi… ».
Trois mois maintenant à laisser trainer mes vêtements dans sa chambre, son salon, sa salle de bain. À porter les siens en public, comme un statement.
Mais l’omission de ma pilule n’était qu’une faille à ma rigueur habituelle. Un bête oubli. De toute façon, même si ma réserve ovarienne est en chute libre et que le last call approche, je n’ai jamais entendu le carillon de mon horloge biologique. Mais Simon a le don de remettre mes pendules à l’heure.
— Madame, ce sera tout ?
La caissière chuchote presque en me tendant la petite boîte que j’enfourne dans mon sac à main. J’ai toujours été mal à l’aise avec mes fonctions reproductives. Des premières règles dans les toilettes froides de ma polyvalente jusqu’aux effets secondaires des contraceptifs hormonaux. Hormis les ventres arrondis qui réclament des séances photo sous les pommiers en fleurs, tout ce qui entoure l’utérus doit rester caché. J’ai donc glissé le test de grossesse entre un magazine et une barre de chocolat format familial. J’aurais aimé que la commis me demande, sans retenue : « Vous êtes en retard de combien de temps ? Est-ce que tout va bien ? » et qu’elle pose les yeux sur mon désarroi au lieu de détourner le regard en me tendant la facture.
Au seuil de la porte, je reste immobile avec la dernière édition du Coup de Pouce contre le cœur. Mes yeux balaient mon appartement de vieille fille accomplie. Je me surprends à imaginer le temps qu’il faudrait pour nettoyer les traces de petits doigts sur la vaste fenêtre surplombant les plaines d’Abraham. Et à mesurer mentalement l’espace dans le bureau. « Assez grand pour une bassinette, c’est sûr ! ».
Mon manteau déposé sur le comptoir immaculé, je file à la salle de bain. Quelques gouttes et un chrono de deux minutes avant de retourner le petit bâton. Le doute s’émiette dans un apaisement qui m’étonne à mesure que la couleur s’accentue. La confirmation rose sur blanc. Deux lignes de fuite qui changent la perspective d’un tableau que je souhaite maintenant barbouillé de couleurs vives. J’inspire pour calmer l’étourdissante certitude de ne plus jamais être seule.
Mon téléphone vibre, affichant un message de Simon qui s’inquiète de mon teint blême du matin et de mon silence prolongé. Un goût acerbe envahit ma bouche. Il est pourtant trop tôt pour les nausées de grossesse. Enfin je crois. En attrapant les capsules de gingembre sur la tablette du haut, je chasse l’idée que ma pilule oubliée soit en fait un acte manqué.
Appréciation du jury
Pouvons-nous réellement se mentir sur nos propres désirs? Jusqu’à quand pouvons-nous le faire? Le texte gagnant du second prix nous amène dans le fragment du quotidien d’une femme, entre une chambre à coucher, une pharmacie et une salle de bain. Le jury a été séduit non seulement par la maîtrise narrative de l’autrice, mais également par sa capacité à teinter le quotidien d’une bonne dose de pression silencieuse, presqu’imperceptible, qui se noie dans les souvenirs, les envies et les non-dits.