Veiller la mer
Mon cher frère,
Le pire est arrivé : Éléna est morte, il y a trois nuits.
Sans elle, le phare paraît vide. Et, d’ici peu, il le sera vraiment. On m’a annoncé hier qu’on ne la remplacera pas et que, désormais privé de collègue, je devrai quitter mon poste. Toute une vie de labeur et on me jette des lieux en quelques jours. Mes mains et ma fatigue sont bien peu de choses, face à l’automatisation.
Je suis monté dans la lanterne, ce matin. La brume recouvrait entièrement le paysage. C’était le temps préféré d’Éléna, tu sais, l’air ainsi dressé comme un écran. Non seulement parce que la blancheur absolue cachait l’horizon et nous forçait à reconvoquer les espaces de la mer et du ciel – tout le bleu du monde, comme elle disait – entièrement de mémoire, mais surtout parce que notre travail devenait plus crucial que jamais. Nos feux, nos sirènes traçaient la côte, le corridor à emprunter, et Éléna se réjouissait de voir briller si nettement son rôle.
Cette vue va me manquer.
Je compte habiter l’annexe jusqu’au tout dernier moment, jusqu’à ce qu’un employé entre, croyant la maison vide, pour vérifier quelque mesure. Alors seulement je sortirai mon sac et je quitterai les lieux. Je louerai un trois pièces et demie meublé, au village. J’y habiterai, mais j’ignore si j’y serai chez moi.
On passe sa vie à bâtir une maison. Moi, je n’ai pas eu d’enfants. Nos parents sont morts et toi, tu travailles loin. Nos lettres me réchauffent le cœur, mais elles ne remplaceront jamais l’intimité du quotidien. Ma maison, c’était Éléna, c’était ce phare, et la mer, et les oiseaux qui plongent en piqué dans l’écume épaisse.
J’aurais aimé en léguer quelque chose à quelqu’un.
Pas la terre, ni les murs; le bâtiment, on m’a dit, deviendra un musée, tout ne sera pas perdu. Mais le travail. L’attention au monde. Le plaisir doux du temps long et cyclique. L’impression d’être minuscule, invisible, dans l’immense machine du monde; et pourtant, d’y être indispensable.
Les installations électriques prendront bientôt le relais de mon expérience. Je détenais un savoir, et, même si j’en faisais le projet du reste de mes jours, il me serait impossible de rendre justice au rôle que j’ai tenu. Il manquerait toujours quelque détail pour raconter les nuances du vent, du soleil, de l’humidité. De ces innombrables tons de bleus qui, infatigables, transforment le paysage en kaléidoscope monochrome.
Dans cinquante ou soixante cent ans, des enfants entendront dans un conte les mots gardien de phare, on leur parlera d’une tour illuminée qui marquait la côte; ils classeront l’image avec les fées marraines qui veillent près des puits, les renards amis des voyageurs et avec tout l’imaginaire du pays très lointain, il était beaucoup trop longtemps pour que ce soit vrai.
Éléna, au moins, n’aura pas à vivre le deuil du départ. Durant toute notre carrière, elle a répété qu’elle mourrait ici. Elle a eu presque raison. Quand ils l’ont emmenée, en état critique, je suis resté sur la véranda et j’ai suivi l’ambulance des yeux jusqu’à ce qu’elle se perde dans la nuit. Je ne pouvais pas détacher mes yeux des gyrophares.
Jusqu’à sa mort, des feux auront signé la voie. Je me serais souhaité la même fin.
Avec amour,
Louis
Appréciation du jury
Veiller la mer est une lettre si délicate qu’elle vous désarmera. C’est aux travers d’un excellent travail de nuances et de l’ajouts de minutieux détails que l’on apprend une triste nouvelle. Une écriture habile, une structure efficace, des images fortes et bien construites, l’œuvre, qui nous berce tel un ressac, nous a conquises.